CHAPITRE IV
Ils étaient donc maintenant au bord de ce ravin si différent des décors noirs et luisants que la planète avait jusque-là présentés à Bophals.
La créature lui envoya une pulsation qui voulait dire : « Manger », puis une autre qui, de toute évidence, signifiait : « Descendre ».
Il hésitait. La pente était terriblement abrupte, et il cherchait du regard s’il n’y avait pas, plus loin, un endroit plus propice. Il ne voulait pas risquer de se casser un bras ou une jambe, maintenant qu’il allait pouvoir se nourrir. Il se sentait, en outre, très fatigué.
Elle lui transmit deux ou trois impulsions qu’il comprit mal. Cela pouvait vouloir dire : « Je vais t’aider ». Mais il n’en était pas sûr.
Elle lui glissa alors ses deux tentacules supérieurs sous les bras et le souleva avec une incroyable aisance. Il n’aurait jamais cru qu’elle pouvait être aussi forte.
Il n’eut pas peur. Il était sûr qu’elle savait ce qu’elle faisait.
Elle se mit à descendre. Pour autant qu’il pût en juger, trois de ses tentacules inférieurs faisaient frein en s’accrochant à la terre, tandis que les deux autres effectuaient la descente. Celle-ci, bien que le ravin fût très profond, ne dura pas plus de cinq minutes. Elle le déposa délicatement sur le sol, et il pianota : « Merci ».
Il n’avait cessé de porter ses regards de tous côtés. Mais le lieu demeurait absolument désert, et le silence y était aussi total que partout ailleurs.
Le premier mot qu’elle lui transmit fut : « Manger ».
Elle l’entraîna vers une de ces grosses masses sphériques et vertes qu’il avait aperçues d’en haut. Elles étaient entièrement recouvertes de ces petites boules dont il s’était nourri avec sa compagne au cours des derniers jours.
Celle-ci se pencha sur la plante étonnante et adressa à Bophals des impulsions répétées dans lesquelles il crut discerner un accent d’allégresse. Et ces impulsions disaient :
— Manger… Manger… Manger…
C’était la chose la plus urgente qu’ils avaient à faire.
La créature sortit de sa sacoche le petit couteau et la petite serpette qui s’y trouvaient. Elle lui tendit le couteau. Aussitôt, ils coupèrent chacun une boule verte et y portèrent les dents. Le biologiste éprouva aussitôt une sensation délicieuse. Il mangea deux de ces fruits. Il se sentit aussitôt revigoré et capable d’un effort prolongé.
En l’amenant en cet endroit, elle lui avait sauvé la vie tout en échappant elle-même à une mort certaine. Il toucha de sa main son tentacule et répéta plusieurs fois : « Merci ». Elle répondit par ce mot : « Contente ».
Il avait soif. Il se dirigea vers le ruisseau qui coulait au fond du ravin. Il s’accroupit et recueillit de l’eau dans le creux de ses mains jointes. Il se préparait à la boire, quand ses mains furent cinglées comme par une liane.
Voyant ce qu’il allait faire, elle s’était précipitée vers lui et avait agi avec une promptitude brutale. Elle lui prit le poignet et lui dit : « Mauvais ».
Mais il avait déjà compris que boire cette eau-là aurait pu le tuer. Et il se désaltéra à la gourde qu’il avait à sa ceinture.
Elle le ramena vers les plantes nourricières. Elle semblait pressée. Elle se mit à cueillir avec une hâte fébrile les fruits qu’elle déposait dans un des sacs légers et robustes que Bophals avaient pris dans l’astrobox. Il l’imita. Elle allait beaucoup plus vite que lui.
Tout en travaillant à cette extraordinaire récolte, il continuait à jeter des regards de droite et de gauche. Le ravin, dans le fond, où le sol était plat, pouvait avoir une vingtaine de mètres de large, s’étendait à perte de vue dans les deux sens.
Il commençait à douter qu’il fût habité.
D’où il était, il pouvait voir l’intérieur d’une des grottes nombreuses, plus ou moins larges et hautes, et situées à la base des pentes, à intervalles irréguliers. Celle qu’il examinait n’avait que quatre ou cinq mètres de profondeur, et il en voyait parfaitement le fond. Elle était vide. Tout au plus pouvait-il y remarquer quelques végétaux blanchâtres.
Pourtant, il aurait aimé se livrer à une exploration plus poussée, et il se demandait ce que la créature allait faire quand ils auraient terminé leur récolte.
Dès que leurs sacs furent pleins, elle lui prit le poignet, et il enregistra le mot : « Partir ». Il en fut étonné. Pourquoi voulait-elle repartir si vite ? Mais il perçut un frémissement qu’il connaissait et qui signifiait « inquiétude » ou « urgence ».
Elle dut comprendre son étonnement, car elle lui transmit aussi ces mots :
— Pluie. Danger. Partir. Urgence… Marcher. Astrobox.
Elle exprima ce dernier mot en morse.
À peine eut-il fixé sur son dos les sacs pleins qu’elle le souleva dans ses bras et l’emporta. Dix minutes plus tard, ils allaient atteindre le talus, quand une trombe d’eau s’abattit sur eux. Aussitôt, un grondement terrible se fit entendre au fond du ravin, où déferlait un torrent rapide qui s’enflait de seconde en seconde.
Il comprit aussitôt que sa compagne avait décelé l’arrivée vertigineuse des nuages et la puissance de la précipitation liquide qui allait se produire. S’il avait découvert seul ce même endroit et s’y était installé parce qu’il aurait pu s’y nourrir, il y aurait certainement péri. Il comprit aussi que les grottes au fond du ravin ne pouvaient pas être habitées.
C’était une déception pour lui, qui avait espéré – un espoir accompagné, malgré tout, de quelques craintes vagues – prendre contact avec la race intelligente dont il avait auprès de lui un spécimen si remarquable.
La veille encore, il avait essayé de faire comprendre à cette créature qu’il désirait savoir où étaient ses semblables et si elle pourrait le mener auprès d’eux. Il avait eu, pendant un instant, le sentiment qu’elle réagissait au mot « semblables ». Elle l’avait répété en morse. Elle semblait même en proie à une agitation nerveuse. Mais la réponse qu’elle lui avait faite était indéchiffrable. Tout juste avait-il cru saisir le mot « loin ». Mais que signifiait « loin » ? Cinquante kilomètres ? Cent ? Cinq cents ou plus ? Il n’était même pas sûr de ne pas s’être trompé, d’avoir bien compris qu’elle lui disait : « Loin ». Il n’était pas sûr, non plus, qu’elle avait elle-même bien interprété le mot « semblables ».
Il percevait il ne savait quoi de mystérieux dans son cas. Il se posait sans cesse la même question à son sujet : comment se faisait-il qu’elle se trouvât seule dans l’immense désert noir ?
Il en était venu à se demander si elle n’était pas, elle aussi, une naufragée de l’espace ? N’avait-elle pas eu l’air de s’intéresser vivement à son astrobox ? Pourtant, il avait rejeté cette hypothèse. Si elle venait d’une autre planète, elle aurait su le lui faire comprendre, tout comme elle avait su lui demander s’il n’arrivait pas du ciel. D’autre part, elle connaissait trop bien cette planète-ci, ses périls, ses ressources, pour ne pas en être originaire. Mais pourquoi était-elle seule et n’avait-elle même pas l’air d’attendre un secours ?
Une seule chose était claire : si elle l’avait mené jusqu’au ravin, dont elle savait certainement l’existence, c’était uniquement pour qu’ils se ravitaillent. Et elle avait elle-même donné le signal du retour à l’astrobox et à la grotte où ils étaient installés. Elle devait considérer, tout au moins provisoirement, cet endroit comme leur gîte.
Ils se remirent donc en marche, comme deux bêtes qui regagnent leur tanière après une chasse harassante dans un monde hostile et dangereux.
Mais la nuit tomba avant qu’ils ne fussent arrivés. Bophals se sentait de nouveau très fatigué. La lourde charge qu’il avait sur le dos y était pour quelque chose, bien qu’elle fût moins pesante que celle que portait sa compagne.
Ils s’abritèrent dans une petite grotte, sous un rocher, et dormirent côte à côte. La créature ne lui lâcha pas la main de toute la nuit.
Ils repartirent un peu après l’aube et, une heure plus tard, ils étaient de retour à la « base ».
*
* *
Leur vie reprit le même cours que précédemment.
Bophals était moins inquiet quant à l’avenir. Ils avaient suffisamment de provisions pour subsister pendant près de deux mois. Et ils savaient où aller en chercher quand elles seraient épuisées.
Bien que l’urgence fût maintenant moindre, ils continuaient, pendant de longues heures, à s’enseigner mutuellement leurs langages. Au bout d’une dizaine de jours, leurs progrès furent un peu plus rapides. Ils usaient maintenant d’une méthode moins désordonnée qu’au début. Ils se contraignaient à ne s’en tenir qu’aux choses les plus simples. Bophals fit toucher à la créature tous les objets usuels qu’il avait dans son astrobox, et les lui nomma. Elle avait une mémoire prodigieuse. Tout ce qu’elle enregistrait après l’avoir compris l’était d’une façon indélébile. Il nomma aussi les diverses parties de son propre corps. Et elle fit de même pour le sien. Il lui apprit son nom. Le sien, qu’elle lui transmit par un frissonnement de ses doigts minuscules, était naturellement intraduisible. Mais Bophals avait déjà pris l’habitude de transposer en signes phonétiques, pour les retenir mieux, les modulations qu’il recevait. Et le nom de la créature lui parut ressembler à quelque chose comme : Gehalla. Il la baptisa plus simplement Géa.
Elle avait totalement cessé d’éveiller en lui l’image d’une pieuvre. Il la trouvait élégante. Sa façon de se mouvoir ressemblait à une sorte de danse. Elle était plus rapide que lui. Lorsqu’ils faisaient une promenade sur la plaine nue, lisse et scintillante, et qu’elle se mettait à courir comme pour jouer, elle pouvait atteindre la vitesse d’un cheval au galop.
Courir n’est d’ailleurs pas le mot qui convient. Elle semblait plutôt glisser sur ses tentacules inférieurs, qui s’incurvaient à leur extrémité. Les gestes de ses tentacules supérieurs avaient toujours de la grâce. Bophals se demandait quelle pouvait être la fonction exacte de celui qui était nettement plus court que les deux autres, et qui, sauf pendant le sommeil, semblait toujours agité par un léger frémissement. Il présumait que cette fonction était importante.
Il en eut la confirmation la première fois qu’il tendit à Géa un livre pour qu’elle l’examinât. C’était un livre illustré sur l’astronautique. Sa réaction fut plus vive qu’avec n’importe quel autre objet provenant de l’astrobox. Elle le souleva avec ses deux mains minuscules au-dessus de son corps et se mit à le palper en utilisant son tentacule court, dont l’extrémité était garnie de cils perpétuellement en vibration. Au bout d’un moment, elle se mit à tourner les pages avec une grande dextérité, comme si elle était habituée à un tel geste.
Bophals l’observait avec la plus vive attention, sans bouger. Il se garda d’intervenir. Il constata, non sans étonnement, qu’elle promenait son tentacule sur les lignes imprimées, comme l’eût fait un aveugle lisant un ouvrage en Braille. Elle s’attardait sur les illustrations. Finalement, elle lui prit le poignet.
Il pianota le mot « livre ». Elle le répéta. Puis elle émit une série de modulations qu’il traduisit ainsi :
— Livre… Langage… Intéressant… Ne comprends pas… Me montrer… M’expliquer…
Leur méthode de travail changea une fois de plus. Il apporta dans la grotte tous les ouvrages qu’il avait à bord de son petit vaisseau. Une trentaine. Elle les examina tous. Elle fut surtout intéressée par le dictionnaire illustré.
Maintenant, chaque jour, ils passaient plusieurs heures de la façon suivante : elle promenait son groelk – c’était ainsi que le biologiste avait traduit phonétiquement le nom qu’elle donnait à son tentacule court – sur une ligne du dictionnaire, après quoi il la répétait en morse. C’est ainsi que Géa apprit à lire l’écriture de la civilisation d’où venait l’homme. Il essayait ensuite de lui expliquer le sens des mots, qu’il choisissait lui-même parmi les moins difficiles. Et les images l’aidaient beaucoup. Il ne parvenait pas toujours à se faire comprendre. Mais il y parvenait de plus en plus souvent à mesure que les jours passaient. Son élève – il le sentait, mais sans en éprouver le moindre sentiment d’infériorité – avait un esprit encore plus rapide que le sien.
Il tenta une autre expérience, à laquelle il n’avait pas encore songé jusque-là parce que la surdité de Géa était manifeste. Mais de même qu’elle pouvait se représenter, en quelque manière, les objets qui l’entouraient et lire sans avoir d’yeux, de même elle devait être capable de percevoir, dans certaines conditions, les vibrations sonores. Il alla chercher son magnétophone – un chef-d’œuvre de miniaturisation – y glissa un enregistrement musical et le mit en marche.
Elle palpa l’appareil et, d’abord, ne réagit pas. Mais elle dut comprendre que c’était un appareil électrique et que Dhor Bophals voulait tenter une expérience importante. Il la vit chercher quelque chose qu’elle ne trouva pas. Elle revint lui prendre le poignet et lui dit :
— Fil… Cuivre…
Deux mots qu’il lui avait déjà appris, en lui faisant précisément toucher un fil de cuivre.
Il comprit instantanément ce qu’elle voulait faire et lui donna aussitôt ce qu’elle désirait. Il ne s’était pas trompé. Après quelques tâtonnements, elle plaça le fil dans l’appareil à l’endroit le plus propice pour recueillir directement les impulsions électriques qui allaient se transformer en ondes sonores. Dès lors, tenant dans sa petite main les extrémités du fil, elle resta immobile. À certains signes auxquels il était maintenant habitué, il sut qu’elle était vivement intéressée. Quand ce fut fini, elle lui prit le poignet et lui lança le frémissement modulé qui signifiait la joie.
Il transmit le mot « musique ».
Elle le répéta et ajouta :
— Compris. Bon. Agréable.
Il mit ensuite dans le magnétophone un enregistrement de sa propre parole. Elle parut d’abord surprise. Elle devait trouver cela moins harmonieux, moins beau. Il vit qu’elle semblait réfléchir. Il le vit aux mouvements particuliers de son groelk. Elle se comportait toujours ainsi quand elle était perplexe.
Brusquement, elle lui saisit le poignet.
— Toi… Dhor… Ton langage… Compris… Ton langage… Mots… Mots non compris. Mais compris que c’est langage.
Dès lors, il utilisa abondamment le magnétophone comme il utilisait déjà le dictionnaire. Et cela alla plus vite qu’avec le lent alphabet morse.
Il fit mieux. Il prit un enregistrement des pulsations électriques de la créature et les transforma en ondes sonores. Il put alors véritablement « entendre » Géa.
Elle avait d’ailleurs su, dès les premiers jours de son installation dans la grotte, que « voir » et « entendre » n’avaient pas le même sens pour lui que pour elle, mais qu’ils pouvaient, néanmoins, en quelque manière, se voir et s’entendre, et qu’ils finiraient bien, avec de la patience, par se comprendre.
Leur patience à tous les deux était infinie, car ce qu’ils faisaient les passionnait et leur faisait oublier leur condition précaire.
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* *
Il leur fallut néanmoins près de six mois pour parvenir à une compréhension sinon parfaite de leurs langages mutuels, du moins à une connaissance assez étendue pour qu’ils aient de véritables conversations.
Bophals avait pu donner à Géa d’abondants renseignements sur sa propre civilisation. Et Géa lui avait appris une foule de choses sur la sienne. Des choses surprenantes, passionnantes. Et aussi des choses affligeantes, terribles…
À trois reprises, ils étaient retournés sans incident au ravin pour y faire provision de lmiswos, ces fruits qui assuraient leur subsistance.
Ils y retournèrent une quatrième fois et, cette fois-là, en emportant un léger chariot démontable qui était dans la soute de l’astrobox. Bophals avait pris tous les sacs dont il disposait.
Ils avaient besoin de vivres pour une longue durée.
Car ils allaient entreprendre une très longue et très pénible randonnée.